Legoux (Jules): Les concerts
Jules Legoux
(Jules Legoux est un notable très en cour sous le "règne" de Napoléon III, qui lui confiera même des responsabilités. A partir des années 80, il anime les mouvements bonapartistes et se transforme volontiers en hommes de lettres. Le texte suivant, qui tourne en dérision la mode des concerts, montre qu'il avait la plume alerte. Il s'agit en réalité d'un catéchisme à l'usage des victimes de la musique de concert. Son propos est-il encore d'actualité? Qu'aurait-il dit de la "Folle Journée" de Nantes. Personne ne semble trouver grâce à ses yeux, pas même sa délicieuse épouse, la baronne Legoux, alias Gilbert Desroches, son pseudonyme de compositrice (voir la page que je lui consacre dans ce blog).
Date de publication inconnue.
(Texte publié sur le site Gallica)
Les propos d'un bourgeois de Paris
Hommes et femmes
Les concerts
Avez-vous remarqué qu'avec les giboulées de neige arrivent les giboulées de concerts : c'est le chant du cygne de l'hiver ! Bientôt la terre, toute frémissante du grand
travail qui se fait en son sein, se parera de ses habits de fête, et le renouveau de la nature saluera le renouveau de la vie. Bientôt, ce ne seront plus les artistes, niais les
oiseaux qui chanteront ! Bientôt !... mais quand ?
En attendant, les jours sont tristes, froids et lugubres, et l'on entend dans certaines maisons de grands gémissements et des sanglots qui remplissent l'âme d'effroi et de tristesse.
Et le coeur se serre en voyant des hommes et des femmes qui, entrés dans ces
maisons, deux heures plut tôt, pleins de vie et de joie, en sortent comme des désespérés. Sombre est leur regard, crispée est leur bouche, rouges sont leurs yeux,
veule est leur démarche, navré est leur visage. Oh ! les pauvres gens ! les pauvres gens ! d'où viennent-ils ?
Et notre esprit se demande avec effroi à quelles horribles tortures on les a soumis ; quelles douleurs inouïes on leur a imposées ; pourquoi on a ainsi maltraité leur âme endolorie, leur corps avachi ; et un grand souffle de colère secoue notre être tout entier devant ces effroyables misères humaines !
Où est le gouvernement tutélaire, où est la police prévoyante, où est la loi protectrice ?
Je me suis renseigné : ces maisons d'où partent des cris et des sanglots, des gémissements et des imprécations, contiennent de grandes salles profondes où se passent des fêtes religieuses et des mystères sacrés en l'honneur de l'une des
neuf Soeurs, d'Euterpe, la Muse de la Musique. Les gens qui en sortent sont des initiés ou des aspirants à l'initiation, qui, volontairement, viennent à ces saturnales du
sens auditif, ou bien encore ce sont des malheureux qui n'ont pas su résister à la tentation, ou qui par la violence ont été amenés en ces lieux de tortures. Ces derniers, je les plains du plus profond de mon âme.
Quant aux premiers, ils m'inspirent un sentiment de tristesse compatissante, d'admiration naïve, et aussi, faut-il le dire, un peu méprisante. L'Hindou se mettant à plat ventre devant l'éléphant sacré qui va poser son pied colossal sur lui,
écraser sa cervelle, briser son coeur et broyer ses os, fait naître en moi les mêmes idées de commisération pieuse et d'étonnement douloureux.
Ah ! les dévotieux de la musique, les amantes mystiques du son, les fidèles des concerts, comme je les plains ! Des concerts... Mais savent-ils seulement d'où arrive ce mot, quelle est son origine ? Non, n'est-ce pas ! Eh bien? il vient du latin concertare, « combattre, disputer ». La belle chose, en vérité, que de savoir le latin ! — et comme le mot concert exprime bien l'idée du combat qui se livre, en ces lieux, entre la raison, la rime, la voix, l'orchestre et les ondes sonores; combat effroyable dont la première victime est notre tympan, la seconde victime notre intelligence ?
L'Egypte a eu dix plaies. Paris a dix sortes de concerts. Dieu n'avait pas permis que les dix plaies exerçassent concurremment leurs ravages en Egypte. Dieu permet que les dix sortes de concerts sévissent en même temps sur Paris, principalement en carême, temps de mortification et de pénitence s'il en fut : ce qui prouve que le concert est une punition d'en haut !
Il me semble qu'il serait utile pour nos enfants d'établir, dans une sorte de catéchisme simple et précis, par questions et par réponses, les points principaux de la matière.
Par exemple, quelque chose comme ce qui suit :
Qu'est-ce qu'un concert ?
Un concert est un lieu de tourments où les damnés sont pour toujours séparés du Repos et souffrent avec les musiciens des supplices sans cesse renouvelés.
Combien y a-t-il de sortes de concert ?
Il y a dix sortes de concerts, à savoir : le concert de charité ; le concert à bénéfice ; le concert populaire; le concert de salon; le concert de cercle; le concert d'amateurs; le
concert d'audition d'oeuvres couronnées dans les concours ; le concert des grandes tables d'hôte ; le concert des jardins et autres lieux publics ; enfin le concert des églises.
Qui sont ceux qui vont au concert?
Ceux qui vont au concert sont :
i° Ceux qui aiment la musique; i° ceux qui n'aiment pas la musique, mais qui aiment la chanteuse; 3° ceux qui n'aiment pas la musique, mais qui ont été forcés de prendre des billets; 4° ceux qui n'aiment pas la musique, mais auxquels un ami a donné un billet, à charge de l'applaudir; 5° ceux qui n'aiment pas la musique, mais qui sont malheureux et roulent dans leur esprit de vagues idées de suicide.
Quels sont les supplices que l'on souffre au concert ?
Les supplices, que l'on souffre au concert, sont de différentes sortes. Au point de vue physique, on y est mal assis ; on y a trop chaud ; on y fait diflicultueusement sa digestion ; on y a les pieds froids et la tête brûlante ; on y est sous l'influence de bouches de chaleur qui vous grillent et en même temps de courants d'air qui vous glacent. Au point de vue des relations mondaines, on est assis à côté d'amis qu'on déteste ; on ne peut regarder la femme qu'on voudrait voir ; on est forcé de ne pas bâiller, tousser, laisser tomber sa canne ; on est obligé de s'extasier, se pâmer, applaudir devant les plus lourdes inepties.
N'y-a-t-il pas d'autres supplices ?
Oui, il y a des supplices spéciaux réservés pour ceux qui aiment la musique. Ce sont les fausses notes, les couacs, les notes prises en dessous, les fausses attaques, la fantaisie du ténor et du soprano chantant à leur guise et se donnant rendez-vous au point d'orgue, l'exécution sans répétitions d'oeuvres qui auraient voulu être étudiées longuement, etc.,etc.
Quels sont les moyens à employer pour éviter le concert?
Les moyens à employer pour éviter le concert sont la fuite des occasions dangereuses : c'est-à-dire ne pas connaître de femme du monde qui place des billets pour un Concert de charité ; ni d'artiste qui « fasse son concert annuel » ; ni de chanteur, chanteuse, pianiste, violoniste, flûtiste, hautboïste, clarinettiste, violoncelliste, cornettiste, harpiste, voire même de timbalier ayant des prétentions aux soli ; ni de compositeurs mâles ou femelles ; ni d'amis ou de parents des susdits compositeurs; ni d'amateur, qui, ayant été forcé de prendre un très grand nombre de billets, se fait chanter un très petit air et vous glisse le plus qu'il peut de ces billets; ni d'auteur des paroles qui « bêche » le musicien et vice versa ; ni de professeur qui veuille faire mousser son élève ; ni de mère d'une petite demoiselle du Conservatoire accomplissant ses débuts dans un solo qui consiste à tenir une note au milieu d'un choeur ; ni de père d'une jeune fille du monde, tout rayonnant de faire entendre le morceau de piano que la chaste enfant pioche depuis une année ; ni de grande mondaine qui se croit de la voix, du souffle, de la méthode et du sentiment ; ni de cocotte qui veuille passer artiste et à laquelle vous avez quelque reconnaissance de coeur pour certains services rendus; ni l'épouse légitime, la maîtresse ou la soeur de votre meilleur ami; ni aucun homme qui touche
à aucune femme, ni aucune femme qui touche à aucun homme.
Quel est l'aspect des malheureux qui souffrent au concert ?
Ils paraissent plongés dans une sorte de somnolence physique et morale qui fait peine avoir. Leur état d'abrutissement semble sans remède. Cependant, à la sortie, le grand air les rétablit assez vite. Au bout de quelque temps, ils ont repris presque complètement l'usage de leur intelligence.
N'y en a-t-il pas qui sont plus cruellement atteints ?
Oui, il y en a qui sont plus cruellement atteints. Ceux-là sont des inconscients. Ils ne se rendent pas compte de leur triste situation : leurs yeux brillent d'un éclat extraordinaire
pendant « l'exécution » ; ils ont des gestes d'admiration incohérents, poussent des soupirs de jouissance étrange ; frappent, comme des hallucinés, leurs mains l'une contre l'autre ; parlent avec enthousiasme à leurs voisins, qu'ils n'ont
jamais vus, et donnent toutes les marques d'un fâcheux dérangement d'esprit.
Que signifient ces paroles : « La musique adoucit les moeurs ? »
Ces paroles sont sans aucune signification.
Que faut-il faire en se couchant ?
Il faut se déshabiller modestement et recommander à Dieu ses amis et ses ennemis qui sont au Concert.
Ainsi soit-il.